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Ce faisant, Benoît Vaillot redore quelque peu l’image de sa profession…
Le Chagrin et la Pitié ?
« Arte le présente comme un documentaire qui aurait mis fin au "mythe résistancialiste" de la France gaullienne, c’est-à-dire qu’il aurait permis de rompre avec l’idée selon laquelle les Français auraient été unanimement résistants face à l’occupant nazi. […] Problème : cette interprétation est contestée depuis plus de vingt ans par les historiens, qui remettent non seulement en cause l’importance du Chagrin et la Pitié en question, mais aussi l’existence même de ce "mythe résistancialiste". L’historien Pierre Laborie, spécialiste de la Résistance, défendait même l’idée que ce film était devenu la clé de voûte d’une "vulgate" de la France collaboratrice, dans le sens où il dépeint une France qui n’aurait été que collaboratrice avec l’occupant nazi. Or, c’est précisément ça le mythe, car ça minimise l’importance de la résistance. […] Ce documentaire sur Le Chagrin et la Pitié n’est donc qu’un exemple, parmi d’autres, qui illustre comment Arte se montre souvent en retard sur le plan historiographique, et aussi, il faut le dire, souvent orienté dans ses productions. »
« Il y a quelques années par exemple, Arte avait produit un documentaire sur Mein Kampf, le livre politique programmatique qu’Adolf Hitler a rédigé en prison. Dedans, il n’y avait aucune intervention d’historien. En revanche, il était dit, en gros, que le génocide des Juifs avait été écrit et programmé dans le livre. Or, bien que l’ouvrage soit en effet antisémite jusqu’au dernier degré, il n’évoque jamais "la solution finale". Dire l’inverse, c’est aller contre cinquante ans de recherche sur la Shoah. Les historiens ont démontré tout au contraire que c’est en réalité une succession de circonstances, et surtout la guerre, qui a conduit les nazis à mettre en place une politique d’extermination de masse des juifs. C’est au fur et à mesure du conflit que ce plan a été mis en place. »
« Un autre exemple : un documentaire qui présentait une filiation directe et nécessaire entre la Shoah et le génocide des Hereros et des Namas en Namibie au début du XXe siècle par les colons allemands. Un lien complètement tiré par les cheveux, des références à des philosophes comme Hannah Arendt sans les comprendre, et donc, du gloubi-boulga pas sérieux d’un point de vue historique… »
« Les historiens ne se mobilisent pas parce qu’ils sont malheureusement occupés à faire autre chose. […] Pour autant, il y a clairement un deux poids deux mesures. Quand il s’agit de dénoncer les approximations d’émissions grand public d’un Stéphane Bern, comme Secrets d’Histoire, il y a du monde. Pour un historien universitaire, critiquer Stéphane Bern est devenu une sorte de passage obligatoire, comme se réclamer d’Hérodote et lire Marc Bloch… […] En revanche, une chaîne comme Arte, considérée comme "intello", bénéficie d’une forme de présomption de légitimité et même de qualité. »
« C’est précisément ce que je conteste. Arte diffuse en réalité un grand nombre de documentaires présentés comme historiques ou scientifiques, qui ne mobilisent pourtant aucun historien dans la réalisation, la production ou même à l’antenne. On arrive même parfois à ce paradoxe, où on voit plus d’universitaires invités dans Secrets d’Histoire que dans certains documentaires d’Arte ! Pour ma part, j’ai plus d’exigences vis-à-vis des productions présentées comme scientifiques que vis-à-vis des émissions de divertissement. »
« Je pense qu’il y a une forme de mépris de classe intellectuel au sujet de l’histoire des rois et des princesses. François Simiand en 1903, déjà, appelait à abattre les trois idoles de la tribu des historiens : l’idole politique, l’idole biographique et l’idole chronologique. Il n’a été que trop suivi à l’université, mais ce sont pourtant bien les thèmes qui continuent de susciter un intérêt de la part du grand public. Les émissions de Stéphane Bern, ce n’est clairement pas l’histoire que les historiens préfèrent et écrivent. »
« En 2013, un ouvrage intitulé Les Historiens de garde (Libertalia) dénonçait les productions de Bern, Ferrand ou Deutsch. Pour ma part, comme évoqué précédemment, je pense qu’il faut distinguer et ne pas tous les mettre dans le même panier. Pour autant, l’ouvrage a raison sur un point : ils livrent une vision de l’histoire plutôt conservatrice, voire réactionnaire pour Ferrand et Deutsch.
Et ce n’est pas un point de vue que les historiens affectionnent particulièrement, car nous sommes convaincus que l’histoire permet d’émanciper. Je ne dirais pas que c’est politique, mais on ne va pas se mentir : il y a évidemment des sensibilités qui entrent en compte dans tout ça. Les historiens sont en majorité plutôt de gauche, là où le public amateur d’histoire serait, sans doute, plutôt de droite… »
« Je me souviens avoir visité une classe de première d’histoire-géographie où l’enseignant, honnête collègue du reste, diffusait un bout de documentaire complètement daté sur le plan historiographique et contraire à l’esprit du programme qu’il devait mettre en œuvre, mais qui était paré de toute la légitimité qu’offrait sa diffusion sur Arte. »
« Les conséquences sont aussi importantes dans le monde des médias, car le documentaire d’histoire est à la croisée de deux mondes, et nombre de journalistes reprennent les documentaires estampillés comme légitimes sans les questionner, car ils ne peuvent se former à l’historiographie. Les journalistes répètent ainsi des bêtises dont on peut retracer l’origine dans un documentaire. Un exemple tout simple, qui concerne un journaliste que j’apprécie et lis particulièrement : Daniel Schneidermann. Récemment, il a publié Cinq têtes coupées. Massacres coloniaux : enquête sur la fabrication de l’oubli (Le Seuil, 2023), un livre qui dénonce les crimes coloniaux français en Afrique. Un essai coup de poing. »
« Il dit partout où on veut bien l’entendre que personne ne parle de son livre ou ne s’y intéresse parce que les massacres coloniaux de la France seraient tabous. Et pourquoi dit-il ça ? Parce que depuis des années, des militants ou pire des historiens malhonnêtes se comportant en entrepreneurs identitaires produisent pour le service public des documentaires – parfois les mêmes depuis 20 ans – qui accréditent cette thèse, selon laquelle le sujet serait tabou et que la France aurait du mal à les regarder en face, etc. Alors que ces massacres sont largement documentés et étudiés par les historiens français depuis une trentaine d’années, sinon plus. »
« Je pense que Schneidermann est l’exemple même du journaliste honnête qui a simplement un train de retard historiographique, à cause des contre-vérités répétées à longueur de temps dans certains documentaires portés sur des chaînes légitimes comme Arte et par certains historiens malhonnêtes, mais médiatiques qui se sont proclamés spécialistes de la colonisation, par exemple, alors qu’ils n’ont rien écrit ou produit à ce sujet depuis 20 ans, et qui ne se sont jamais penchés sur l’histoire des sociétés coloniales. La vulgate du "documentaire historique qui lève un tabou sur un sujet d’histoire" permet de vendre un documentaire. Mais c’est rarement juste sur le plan historiographique… »
Le Chagrin et la Pitié ?
« Arte le présente comme un documentaire qui aurait mis fin au "mythe résistancialiste" de la France gaullienne, c’est-à-dire qu’il aurait permis de rompre avec l’idée selon laquelle les Français auraient été unanimement résistants face à l’occupant nazi. […] Problème : cette interprétation est contestée depuis plus de vingt ans par les historiens, qui remettent non seulement en cause l’importance du Chagrin et la Pitié en question, mais aussi l’existence même de ce "mythe résistancialiste". L’historien Pierre Laborie, spécialiste de la Résistance, défendait même l’idée que ce film était devenu la clé de voûte d’une "vulgate" de la France collaboratrice, dans le sens où il dépeint une France qui n’aurait été que collaboratrice avec l’occupant nazi. Or, c’est précisément ça le mythe, car ça minimise l’importance de la résistance. […] Ce documentaire sur Le Chagrin et la Pitié n’est donc qu’un exemple, parmi d’autres, qui illustre comment Arte se montre souvent en retard sur le plan historiographique, et aussi, il faut le dire, souvent orienté dans ses productions. »
« Il y a quelques années par exemple, Arte avait produit un documentaire sur Mein Kampf, le livre politique programmatique qu’Adolf Hitler a rédigé en prison. Dedans, il n’y avait aucune intervention d’historien. En revanche, il était dit, en gros, que le génocide des Juifs avait été écrit et programmé dans le livre. Or, bien que l’ouvrage soit en effet antisémite jusqu’au dernier degré, il n’évoque jamais "la solution finale". Dire l’inverse, c’est aller contre cinquante ans de recherche sur la Shoah. Les historiens ont démontré tout au contraire que c’est en réalité une succession de circonstances, et surtout la guerre, qui a conduit les nazis à mettre en place une politique d’extermination de masse des juifs. C’est au fur et à mesure du conflit que ce plan a été mis en place. »
« Un autre exemple : un documentaire qui présentait une filiation directe et nécessaire entre la Shoah et le génocide des Hereros et des Namas en Namibie au début du XXe siècle par les colons allemands. Un lien complètement tiré par les cheveux, des références à des philosophes comme Hannah Arendt sans les comprendre, et donc, du gloubi-boulga pas sérieux d’un point de vue historique… »
« Les historiens ne se mobilisent pas parce qu’ils sont malheureusement occupés à faire autre chose. […] Pour autant, il y a clairement un deux poids deux mesures. Quand il s’agit de dénoncer les approximations d’émissions grand public d’un Stéphane Bern, comme Secrets d’Histoire, il y a du monde. Pour un historien universitaire, critiquer Stéphane Bern est devenu une sorte de passage obligatoire, comme se réclamer d’Hérodote et lire Marc Bloch… […] En revanche, une chaîne comme Arte, considérée comme "intello", bénéficie d’une forme de présomption de légitimité et même de qualité. »
« C’est précisément ce que je conteste. Arte diffuse en réalité un grand nombre de documentaires présentés comme historiques ou scientifiques, qui ne mobilisent pourtant aucun historien dans la réalisation, la production ou même à l’antenne. On arrive même parfois à ce paradoxe, où on voit plus d’universitaires invités dans Secrets d’Histoire que dans certains documentaires d’Arte ! Pour ma part, j’ai plus d’exigences vis-à-vis des productions présentées comme scientifiques que vis-à-vis des émissions de divertissement. »
« Je pense qu’il y a une forme de mépris de classe intellectuel au sujet de l’histoire des rois et des princesses. François Simiand en 1903, déjà, appelait à abattre les trois idoles de la tribu des historiens : l’idole politique, l’idole biographique et l’idole chronologique. Il n’a été que trop suivi à l’université, mais ce sont pourtant bien les thèmes qui continuent de susciter un intérêt de la part du grand public. Les émissions de Stéphane Bern, ce n’est clairement pas l’histoire que les historiens préfèrent et écrivent. »
« En 2013, un ouvrage intitulé Les Historiens de garde (Libertalia) dénonçait les productions de Bern, Ferrand ou Deutsch. Pour ma part, comme évoqué précédemment, je pense qu’il faut distinguer et ne pas tous les mettre dans le même panier. Pour autant, l’ouvrage a raison sur un point : ils livrent une vision de l’histoire plutôt conservatrice, voire réactionnaire pour Ferrand et Deutsch.
Et ce n’est pas un point de vue que les historiens affectionnent particulièrement, car nous sommes convaincus que l’histoire permet d’émanciper. Je ne dirais pas que c’est politique, mais on ne va pas se mentir : il y a évidemment des sensibilités qui entrent en compte dans tout ça. Les historiens sont en majorité plutôt de gauche, là où le public amateur d’histoire serait, sans doute, plutôt de droite… »
« Je me souviens avoir visité une classe de première d’histoire-géographie où l’enseignant, honnête collègue du reste, diffusait un bout de documentaire complètement daté sur le plan historiographique et contraire à l’esprit du programme qu’il devait mettre en œuvre, mais qui était paré de toute la légitimité qu’offrait sa diffusion sur Arte. »
« Les conséquences sont aussi importantes dans le monde des médias, car le documentaire d’histoire est à la croisée de deux mondes, et nombre de journalistes reprennent les documentaires estampillés comme légitimes sans les questionner, car ils ne peuvent se former à l’historiographie. Les journalistes répètent ainsi des bêtises dont on peut retracer l’origine dans un documentaire. Un exemple tout simple, qui concerne un journaliste que j’apprécie et lis particulièrement : Daniel Schneidermann. Récemment, il a publié Cinq têtes coupées. Massacres coloniaux : enquête sur la fabrication de l’oubli (Le Seuil, 2023), un livre qui dénonce les crimes coloniaux français en Afrique. Un essai coup de poing. »
« Il dit partout où on veut bien l’entendre que personne ne parle de son livre ou ne s’y intéresse parce que les massacres coloniaux de la France seraient tabous. Et pourquoi dit-il ça ? Parce que depuis des années, des militants ou pire des historiens malhonnêtes se comportant en entrepreneurs identitaires produisent pour le service public des documentaires – parfois les mêmes depuis 20 ans – qui accréditent cette thèse, selon laquelle le sujet serait tabou et que la France aurait du mal à les regarder en face, etc. Alors que ces massacres sont largement documentés et étudiés par les historiens français depuis une trentaine d’années, sinon plus. »
« Je pense que Schneidermann est l’exemple même du journaliste honnête qui a simplement un train de retard historiographique, à cause des contre-vérités répétées à longueur de temps dans certains documentaires portés sur des chaînes légitimes comme Arte et par certains historiens malhonnêtes, mais médiatiques qui se sont proclamés spécialistes de la colonisation, par exemple, alors qu’ils n’ont rien écrit ou produit à ce sujet depuis 20 ans, et qui ne se sont jamais penchés sur l’histoire des sociétés coloniales. La vulgate du "documentaire historique qui lève un tabou sur un sujet d’histoire" permet de vendre un documentaire. Mais c’est rarement juste sur le plan historiographique… »